le travail n'est-il qu'une source de malheurs ou existe-t-il aussi des travailleurs heureux ? Tout travail comporte une part de souffrance parce que le monde résiste à l'action du travailleur. La question est de savoir si celui-ci peut surmonter cette souffrance, lui donner un sens par rapport à son histoire et à ses projets. Quelles sont les conditions qui permettent de dépasser la souffrance ? Ou, à défaut, de la contenir ?La norme, dans notre société, est de se déclarer satisfait de son travail. Mais tel qui se dit enthousiaste de son travail déclare aussi ne vouloir à aucun prix que ses enfants s'engagent dans la même activité.En 1997, alors que les deux tiers des membres des professions intellectuelles disaient souhaiter voir leurs enfants s'engager dans la même carrière, c'était le cas de moins d'un ouvrier non qualifié sur dix. Les variations sociales du rapport au travail n'ont guère évolué depuis. Le bonheur au travail est lié au fait de valoriser, par ce travail, un capital : capital économique de l'entrepreneur ou capital culturel du cadre. L'exercice de responsabilités hiérarchiques, qui permet de démultiplier, grâce à l'activité de subordonnés, le rendement de son capital humain personnel, est aussi source de satisfaction.Mettre en valeur un capital suppose de s'investir dans un travail qui est vécu comme une "aventure", une "passion". Cette forme de bonheur suppose une implication et la pression ressentie est élevée. Mais les récompenses sont à la hauteur de l'effort : revenu élevé, plaisirs d'une activité jugée "intéressante", "épanouissante". Ces plaisirs sont liés à l'appartenance à une communauté professionnelle capable d'imposer sa définition du travail bien fait et d'apprécier la marque personnelle de chacun de ses membres.Une autre forme de bonheur au travail est fondée non pas tant sur l'importance des gratifications que sur leur équilibre avec les exigences limitées d'un travail facile à concilier avec la vie personnelle, car les horaires sont commodes et la pression limitée. La satisfaction, toutefois, ne vient pas seulement d'une "vraie vie" hors de la sphère professionnelle : elle est aussi fondée sur le sentiment d'être traité avec équité. Cette équité est appréciée dans la durée et cette forme de bonheur requiert la sécurité des carrières.Lorsque le travail est déqualifié et routinier, les chances d'y trouver du bonheur sont faibles. Cependant, il existe des formes de résistance collective qui parviennent à limiter la pression et, par là, l'emprise du travail. Si l'activité apporte peu de plaisir, on réussit alors à ne s'y impliquer que "juste ce qu'il faut", à rester en retrait.Mais quand les défenses individuelles et collectives sont débordées, les personnes expriment, même dans le cadre froid d'une enquête statistique, la souffrance qu'elles éprouvent. Elles s'ennuient, elles regrettent de ne pas faire partie d'une équipe où on se soutienne, elles ne se sentent pas reconnues à leur juste valeur, mais au contraire exploitées. Ce sentiment d'exploitation est lié à un revenu jugé trop faible par rapport à l'implication et, tout autant, au sentiment d'être vulnérable, d'être dans une "impasse", d'être usé par le travail.La souffrance au travail peut toucher toutes les catégories. Petits indépendants dont le statut ne compense plus la charge de travail, cadres qui subissent une pression excessive, ouvriers usés par leurs conditions de travail. La réorganisation de l'économie et des entreprises, depuis le milieu des années 1980, a accumulé les sources de souffrance. Intensification du travail ; changements incessants et contradictoires ; déstabilisation des carrières ; destruction de collectifs chaleureux et protecteurs et remise en cause des valeurs qu'ils portaient, notamment par l'imposition de critères d'évaluation réducteurs.C'est ainsi que des travailleurs peu qualifiés qui parvenaient à rester en retrait ont basculé dans la souffrance à cause de l'intensification du travail et de la disparition des protections collectives ; ou que des cadres très investis sont passés du bonheur au malheur parce que leur expérience a été dévalorisée. Dans le secteur public, les transformations ont été souvent ressenties comme brutales.Le statut de la fonction publique est pour ses bénéficiaires un facteur de bien-être au travail, à la fois sur le mode de l'équité et sur celui de l'investissement récompensé, la stabilité des carrières favorisant l'engagement : toute remise en cause, même partielle, est donc mal vécue. De plus, les normes professionnelles sont solides et les changements imposés créent des conflits éthiques : en 2007, les salariés de l'administration étaient, avec ceux des banques et des assurances, les plus nombreux à déclarer devoir faire dans leur travail des choses qu'ils désapprouvaient.Ce qui rend les souffrances plus douloureuses encore, c'est qu'elles sont souvent vécues comme des défaillances individuelles : le travailleur se juge responsable, et donc coupable, de sa situation. Pourtant, même si les nouvelles formes de gestion sont vécues différemment selon les cas, ce sont bien elles qui sont en cause.C'est seulement en reconstituant des liens sociaux collectifs - professionnels, syndicaux, politiques... - que pourront s'élaborer des modes alternatifs d'organisation des entreprises et que le bonheur au travail deviendra un peu moins rare
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